Survivre à l’intérieur d’un monde violent

Entretien

Survivre à l’intérieur d’un monde violent

Entretien avec Julien Gosselin autour de la pièce Le Passé

Après Michel Houellebecq, Roberto Bolaño et Don DeLillo, vous vous tournez vers un auteur du début du XXe siècle et vers un auteur dramatique : à quoi cette double rupture correspond-elle ? 

Le point de départ du spectacle vient d’une réflexion sur la mise en scène des classiques. On dit souvent de Shakespeare qu’il est l’auteur le plus contemporain qui soit. En réaction à cela, je me suis raconté que ce qui m’attirait chez les classiques, c’était une forme d’inconnu et non pas de connu. Au fond, je ne suis pas sûr qu’on monte Tchekhov pour montrer que les gens de la fin du XIXe et du début du XXe siècle étaient les mêmes que nous, mais parce qu’on sent que, d’une certaine façon, ils sont différents de nous. Ils parlent des langues que nous ne parlons plus ; ils s’habillent, chantent, dansent, et agissent selon des valeurs morales qui, de manière parfois minimale, sont différentes des nôtres. Le théâtre classique est peut être autant là pour rendre sensible une proximité qu’un décalage entre le spectateur contemporain et le temps de l’écriture du texte. Dans Le Passé, c’est ce décalage que j’ai voulu explorer. Non pas monter un texte classique pour en faire résonner les aspects contemporains, mais pour montrer que c’est une littérature qui, d’une certaine manière, est morte. Par ailleurs, j’avais la sensation qu’il était possible d’établir un parallèle entre la monstration d’un texte théâtral du passé et la fin de l’humanité. Comme si on pouvait placer sur le même plan le fait de regarder cent ans après des personnages, des costumes et des habitudes se mouvoir sur un plateau, et le fait de regarder notre humanité contemporaine depuis le point de vue de quelqu’un qui vivra dans cent ans.

Quand on a monté Michel Houellebecq, la narration était au passé : “Voilà, il y avait à ce moment-là, à la fin du XXe siècle, des êtres humains qui vivaient de cette manière-là.” Et pendant quatre heures on regardait ces êtres humains se mouvoir, aimer, échouer. Au fond, dans Le Passé, je reproduis exactement la même chose mais avec une forme théâtrale ancienne. Le choix de la forme dramatique est lié au même questionnement. Je me suis rendu compte que je montais des romans non pas parce qu’ils constituaient le parangon de la forme littéraire contemporaine, mais parce qu’ils étaient écrits au passé. Même si les personnages pouvaient agir au présent devant nous, les histoires étaient racontées comme si les gens qui les habitaient avaient déjà disparu. Cela annulait en quelque sorte la qualité de présent au plateau. Dans Le Passé, je monte un texte dramatique sans narration, pleinement au présent, mais dont on sait que les personnages ont disparu. C’est presque l’inverse, mais au fond cela agit selon le même principe.

Le texte qui constitue la trame du spectacle, Ékatérina Ivanovna, se caractérise par une certaine démesure, une forme d’excès — ce texte qui parle de la folie est lui-même un peu fou. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette pièce, et chez Andréïev en général ? 

Deux grandes qualités en particulier m’ont attiré. D’abord, c’est un texte extrêmement radical et effectivement complètement malade — au sens strict ! Il est gênant, problématique, difficile à représenter, et en même temps peuplé de personnages qui sont extrêmement intéressants à incarner pour les acteurs. La deuxième grande qualité — et ça c’est une chose qui est présente à l’intérieur de presque toute son œuvre et que j’aime beaucoup —, c’est que Léonid Andreïev est un auteur dont les objets ne sont ni parfaits ni polis, au sens d’une pierre polie. Ce sont des objets rugueux, qui laissent la place à des moments un peu ratés. On sent bien que, d’une certaine manière, les œuvres en elles-mêmes échouent. Et ça, ça me bouleverse. Je suis de moins en moins intéressé, y compris en tant que spectateur, par les objets théâtraux qui agissent comme des machines absolument lisses, et de plus en plus par ceux qui laissent transparaître des trous à l’intérieur des spectacles, du geste du metteur en scène et du geste de l’auteur. Je crois en l’idée que l’objet théâtral doit être absolument problématique et doté d’une capacité de ratage très puissante. Je crois aussi très profondément en l’idée que, quand on est un artiste, plus on avance dans son travail, plus on doit s’approcher non pas de la réussite mais de l’échec. Je pense que c’est la seule manière viable d’avancer. J’ai trouvé chez Andreïev un auteur qui a ces deux forces-là : une forme de radicalité littéraire et théorique, et en même temps quelqu’un qui ose tellement tout qu’il ose la possibilité de se planter. D’ailleurs, c’est sûrement ce qui fait qu’Andreïev est peu monté.


« Montrer la revanche de ce personnage, sa colère, sa crise à travers un geste physique, presque artistique, c’est un geste subversif. Le théâtre est le lieu de la subversion, certainement pas de l’idéologie. »

Ékatérina Ivanovna, le personnage principal, est une femme radicale et incomprise dans un monde d’hommes. On la perçoit à travers le regard des hommes, et l’incompréhension qu’ils éprouvent devient la nôtre. Quelle marge de manœuvre peut-on dégager dans un tel schéma ? 

Est-ce que c’est un personnage féministe ? C’était la grande question quand on travaillait avec les acteurs et les actrices. Historiquement, je pense que ça serait faux de l’affirmer ; en revanche, c’est véritablement un texte sur le patriarcat. C’est un texte qui montre à quel point une société dirigée par des hommes, qui par ailleurs est violente — ça commence quand même par une tentative d’assassinat ! — est une société qui contraint et rend incompréhensible l’existence propre d’une femme. Évidemment, il y a des résonances avec notre époque (et de toute façon on le lit à l’aune de ce qu’on vit en ce moment). Ekatérina Ivanovna est un personnage détruit de façon radicale et intime, et qui tente de survivre à l’intérieur d’un monde violent, masculin et paternaliste. Mais ce n’est pas un personnage idéologique, raisonnable ou rationnel ; au contraire, elle use de radicalité et de folie pour manœuvrer à l’intérieur de ce monde-là. Quand elle entre dans une sorte de transe à la fin, ça raconte à la fois sa folie et sa maladie, et sa prise de liberté à travers un geste complètement subversif et radical. Montrer la revanche de ce personnage, sa colère, sa crise à travers un geste physique, presque artistique, c’est un geste subversif. Le théâtre est le lieu de la subversion, certainement pas de l’idéologie.

Dans la continuité de vos spectacles précédents, ce qu’il se passe au plateau est généralement voilé et retranscrit à l’image au-dessus. Est-ce que vous pourriez revenir sur la façon dont vous utilisez la vidéo pour mettre en crise la position du spectateur ? 

Quand on fait du théâtre, on fait du théâtre avec ce qu’on est profondément, et il se trouve que, en tant que metteur en scène, j’ai un rapport extrêmement contrarié – à un niveau presque physiologique – à la question de la représentation et du présent. Dans sa dimension la plus nue, le théâtre est un art qui m’intéresse et qui peut me toucher. Le spectacle comporte par exemple un monologue sans vidéo du tout, à la lisière entre l’incarnation et la littérature. Mais j’ai un problème avec la représentation théâtrale en tant qu’elle met en jeu des personnages dans un espace. Dès qu’il s’agit de jeu incarné, j’ai besoin d’être à la fois très proche des personnages, et de briser le pur présent de la représentation. On retombe sur la question du récit au passé : quand il voit une situation filmée au théâtre, inconsciemment, le spectateur n’a pas tendance à se dire que ça renforce la dimension de présent (même si c’est ce qu’on entend tout le temps). Il a plutôt tendance à sentir que le présent s’annule au moment où le film existe, ne serait-ce que parce que chacun, en soi, sait qu’il y a quelques centièmes de secondes de décalage entre le réel et sa perception sur l’écran, le temps que l’image passe à travers les câbles. Au fond, le fait de briser le pur présent crée une forme de disparition, une forme de mort. Si j’étais écrivain, j’écrirais des romans au passé, et non pas du théâtre. Pour restituer mon rapport au langage, il me faut passer par une forme d’oubli ou de passé. Quelque part, quand on lit un livre chez soi, on sait que l’objet qu’on a entre les mains est mort ; ce qui va le faire revivre n’est absolument pas évident. J’ai besoin que mes spectacles se voient à la manière de ce qu’un lecteur peut voir dans un livre. Qu’on y trouve en même temps la présence de signes et la disparition du geste de production de ces signes. La vidéo est le médium nécessaire pour créer une tension entre le présent et le passé. 

« J’essaye de ne pas gommer les paradoxes qui sont à l’intérieur de mes spectacles, car je ne veux pas qu’ils soient des objets cohérents, mais qu’ils soient fidèles à la nature paradoxale de l’être humain qui les produit. »

Le spectacle est construit autour d’une série de nœuds contradictoires : morale/subversion, distance/présence, intérieur/extérieur, vidéo/théâtre, passé/présent, et surtout vie/mort, ce qui en fin de compte permet de célébrer le théâtre dans ce qu’il a de vivant à travers l’évocation de sa fin. Est-ce représentatif de l’ensemble de votre geste artistique ? 

Oui, et on touche là à la limite de l’analyse théâtrale. Ça paraît paradoxal, mais j’aimerais ne jamais avoir à montrer ce que je fais. C’est toujours très difficile, parce que les spectacles sont analysés selon l’idée que le metteur en scène a eu des intentions à partir desquelles il a créé une forme. Alors qu’en fait, d’un point de vue psychanalytique, les spectacles sont des objets beaucoup plus insondables. Ce qui fait qu’on produit un objet agit à des endroits qui échappent à la réflexion et à l’intelligibilité. Ça nous dépasse. J’essaye de ne pas gommer les paradoxes qui sont à l’intérieur de mes spectacles, car je ne veux pas qu’ils soient des objets cohérents, ni même politiquement cohérents, mais qu’ils soient fidèles à la nature paradoxale de l’être humain qui les produit. Le Passé est né de l’idée que, tout en montrant le théâtre comme un art mort, on en annule immédiatement l’effet et on en fait un art vivant. C’est le paradoxe absolu de ce spectacle-là.

Propos recueillis par Raphaëlle Tchamitchian pour l’Odéon – Théâtre de l’Europe et le Festival d’automne à Paris, en octobre 2021.

Crédits photo : © Simon Gosselin